Corinne Maury reviendra sur deux de ses ouvrages, en insistant sur des articulations avec la nouvelle thématique de l’axe : terrains.
Du parti pris des lieux dans le cinéma contemporain, éditions Hermann, 2018
Que peut le lieu au cinéma, lorsqu’il n’est pas limité à être le décor de l’action, ni même confondu avec le paysage, encore moins réduit à un espace à parcourir ou encore amalgamé à une espèce de neutralité territoriale ?
Des cinéastes contemporains choisissent de ne pas (con)centrer exclusivement la narration cinématographique sur la seule trajectoire des personnages. Les lieux qu’ils figurent à l’écran sont des spatialités telluriques, des territoires d’habitation, des matrices existentielles où se mobilisent des manières de faire et de vivre, où s’accomplissent tant des forces d’émancipation que des adynamies existentielles. Cellule d’accueil, pivot remarquable, refuge de trajectoires individuelles et communautaires, le lieu au cinéma rayonne tantôt comme un chantier précaire, tantôt comme une fortification inébranlable.
Marcher au cinéma, lignes d’existences, de l’incidence éditeur, 2024
Si l’on se déplace souvent à pied au cinéma, l’acte cardinal et primordial de la marche est volontiers éclipsé. Jugée anti-spectaculaire, lieu par excellence de l’ellipse cinématographique, la marche est, majoritairement au cinéma, un geste banal dont il faut limiter l’amplitude temporelle, au prétexte de son indigence narrative. Toutefois, certaines marches cinématographiques contemporaines construisent des arpentages qui se révèlent politiques, critiques, utopiques ou encore privés d’utopies. Marcher dans le monde du dehors, c’est être pris dans un quadrillage de lignes politiques où le quotidien agit sur nos existences motrices, tantôt les limite, les oriente, les restreint, tantôt nous fait dériver, transgresser, résister.
Des lignes quotidiennes de survie (L’homme sans nom de Wang Bing) aux lignes embourbées de Karrer dans la Hongrie post-communiste, (Damnation de Béla Tarr), des lignes de fuite en zigzags du bandit Carol Izba sur le Causse du Larzac (Du soleil pour les gueux d’Alain Guiraudie) aux lignes ralenties à l’extrême du Walker de Tsai Ming-Liang dans Hong Kong, un pan de cinéma contemporain a fait sienne cette modalité d’ancrage par le mouvement.
Dans ces films, la marche participe d’un déchiffrage du dehors, elle en révèle les dynamiques complexes qu’elle expose comme des matérialités chargées d’historicités influant, modelant ou accueillant les existences. La marche géo-quotidienne assume haut et fort une réflexivité qui, plutôt que de se couper de l’espace social, l’inclut dans son allant. Elle est moins une sortie du monde qu’une entrée dans le monde et ses terrains. L’être en marche dit sans ambages « le métier de vivre ».
