« On garde souvent de ces villes à peine effleurées le souvenir d’un charme indéfinissable : le souvenir même de notre indécision, de nos pas hésitants, de notre regard qui ne savait vers quoi se tourner et que presque rien suffisait à émouvoir : [...] les pentes dans les rues d’Edimbourg, la largeur du Rhin, à Bâle, et la corde – le nom exact serait la traille – guidant le bac qui le traverse... » (Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 88)

Si l’idée de merveilleux a été largement explorée, le concept d’émerveillement, en tant qu’émotion parfois contradictoire faite de ravissement, d’admiration mêlés de stupeur et même d’effroi face à un spectacle ou un événement singulier, demeure assez peu étudiée, en particulier dans son lien avec la représentation de l’espace et du lieu. Aussi, dans le cadre d’un cycle de manifestations scientifiques autour de l’émerveillement géographique, l’axe « Histoire et poétique de l’émerveillement » du laboratoire FoReLLIS-B se propose de consacrer une première série de journées d’étude aux rapports entre émerveillement et représentation spatiale, qui visera à s’interroger sur la capacité de l’espace à provoquer l’émerveillement, à convoquer l’émerveillement dans l’écriture, et sur les différents types d’émerveillement auxquels ces représentations littéraires, artistiques et géographiques peuvent conduire.

On pourra distinguer l’émerveillement lié à ce que Bertrand Westphal définit comme le point de vue « exogène » du voyageur lorsqu’il découvre un lieu nouveau et donc bien souvent exotique, du point de vue « allogène » de ceux « qui se sont fixés dans un endroit sans que celui-ci leur soit encore familier, sans non plus qu’il demeure pour eux exotique » (Géocritique 209), mais aussi du point de vue « endogène » des autochtones. En effet, même un espace familier peut conduire à de nouvelles formes d’émerveillement, dans la mesure où cette émotion semble conditionnée autant par l’espace lui-même que par la posture de celui qui l’observe. Se pose alors la question de l’authenticité de ces représentations émerveillées, en tant qu’elles sont non seulement perçues au prisme du point de vue du regardant, mais aussi des divers topoï hérités de traditions antérieures, qu’ils soient mythiques, artistiques ou littéraires. Cela nous invite également à nous interroger sur la capacité de chaque lieu à provoquer un type d’émerveillement spécifique : qu’est-ce qui distingue par exemple l’émerveillement à la vue d’une île, d’une ville étrangère ou encore d’un jardin, ou d’un désert ? Quelle expérience du paysage, naturel ou artificiel, est susceptible d’être qualifiée d’émerveillement? Quelles en sont les nuances en termes de catégories esthétiques, entre sublime et pittoresque ? Tout est-il affaire de perspective ? Peut-on cartographier les divers types et degrés d’émerveillement, en suivant du doigt un trajet sur une carte ?

Ces journées d’étude seront ainsi l’occasion de s’intéresser au lien entre géographie et écriture, de même qu’à la portée éminemment poétique du lieu ou même de la carte qui, en provoquant l’émerveillement de celui qui les contemple, constituent un ‘moteur’ de création littéraire que l’on pourrait qualifier de géopoétique. Il s’agira alors de déterminer dans quelle mesure la rencontre émerveillée avec ces espaces influe sur le cours d’une intrigue, sur la forme d’une œuvre et même sur son genre, puisque si selon Stevenson c’est l’événement qui tire le lecteur de sa réserve, chaque espace et chaque lieu appelle un certain type d’événement (A Gossip on Romance 233-48), et se mue par là-même en ce que Philippe Hamon nomme des « embrayeurs de narrativité » (Expositions 33). Aussi, l’émerveillement passif du regard contemplatif face à un paysage ou à une carte peut fonder un émerveillement actif chez l’auteur qui s’en saisit, transmis au personnage et idéalement au lecteur lorsqu’ils sont confrontés à l’irruption d’événements inattendus au cœur de ces espaces, qu’ils soient familiers ou inconnus, rêvés ou vécus.

Les périodes d’étude iront de l’Antiquité à nos jours, sans limitation de genre quant aux textes concernés (poésie, prose romanesque, traités de géographie, cosmographies, etc.) ou aux images convoquées (cartographie, BD, cinéma…). Les espaces considérés seront des espaces lointains ou proches, finis ou infinis, vastes ou resserrés, vierges ou surpeuplés, terrestres, maritimes ou célestes.

On pourra aborder ces questions à partir d’un certain lieu ou type de paysage (l’île, la forêt, le désert, les villes, une ville en particulier…), d’un type de trajet topique (la remontée du fleuve, l’ascension, la perte de repères…), d’un genre littéraire ou d’un auteur, sans négliger le rapport texte / image.

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